Villes, quartiers et diversité de publics

FRAC Sud, Opéra & Odéon et Musée d’histoire de Marseille

Ce billet est publié à la suite de la rencontre du 19/12/2023 Parlons publics ! 

L’Observatoire des publics et des pratiques de la culture offre une perspective croisée sur trois terrains d’enquête (le FRAC Sud/— Cité de l’art contemporain, l’Opéra & Odéon, le Musée d’histoire de Marseille) qui ont en commun d’être situés dans des quartiers du centre-ville (Joliette, quartier de l’Opéra, Belsunce) et de composer avec leurs publics et non-publics de proximité.

Ce sont trois institutions culturelles, implantées au cœur de trois quartiers fortement commerciaux, qui sont au centre de notre étude : le Fonds régional d’art contemporain FRAC Sud, Cité de l’art contemporain, situé à La Joliette au sein du projet d’aménagement urbain Euromed ;  l’Opéra de la ville de Marseille, localisé dans l’hypercentre, entre le populaire quartier de Noailles et le Vieux-Port, arpenté par des rues commerçantes et un circuit touristique ainsi que le théâtre de l’Odéon situé entre Noailles et Réformés-Canebière ; enfin, le Musée d’Histoire de Marseille et son Jardin des Vestiges, enclavé dans un centre commercial à Belsunce.

Un constat initial émerge de nos enquêtes : il y a une volonté commune pour ces trois institutions partenaires de l’Observatoire de mieux comprendre leurs publics et non-publics de proximité et de développer/renforcer les liens et l’ancrage dans leurs quartiers respectifs.

1/ La Joliette, le FRAC et ses voisins : être public et non-public à la fois

Le premier de ces trois terrains concerne le quartier de La Joliette. Deux questions au départ : Comment le FRAC Sud s’intègre-t-il dans ce territoire ? Quels sont les publics présents et les pratiques spatiales et symboliques autour de l’art contemporain ? Pour y répondre, nous avons dressé un portrait de ce territoire à l’aide de plusieurs dispositifs, tels que l’observation des flux de circulation des individus et la morphologie sociospatiale de ce quartier, caractérisée par des problématiques sociales et territoriales spécifiques. Une expérimentation de reconnaissance visuelle à l’aide de deux images du bâtiment a révélé par exemple que le FRAC Sud était peu connu et peu identifié malgré son architecture remarquable : seules 8 personnes sur 50 interrogées l’ont reconnu alors qu’ils se trouvaient à quelques pas de là où nous menions l’expérience. De l’enquête est ressortie une forme d’invisibilisation du lieu dans l’espace public (à l’exception des publics habitués et amateurs d’art qui en font un lieu incontournable de leurs pratiques culturelles) et un quartier polarisé entre amour de la « nouvelle Joliette » et contestation des enjeux sociopolitiques et urbains en cours et en lien avec le projet Euroméditerranée.

Bien que le public du FRAC soit principalement composé d’amateurs d’art contemporain de Marseille et d’autres régions, tels que des étudiants en art, des enseignants, ainsi que des amateurs actifs et retraités (baptisés dans notre étude comme les « FRACophiles »), l’étude conduite montre que les publics scolaires occupent une part significative, mais que la communauté étudiante (en dehors des étudiants de cursus artistiques) est particulièrement absente. Quant aux « voisins » et « hypervoisins », habitants et commerçants du quartier, ce qui ressort est une relative indifférence ou plus précisément une méconnaissance de ce que le lieu propose et représente (un lieu d’exposition, une collection, un dispositif emblématique de décentralisation et démocratisation pour l’art contemporain). Ils. elles en ont une expérience à la frontière du loisir, du divertissement, du sport (contemplation, repos, pétanque, lieu de restauration^[1], etc.). L’approche par micropublics a ainsi mis en évidence des groupes sociaux situés à la frontière entre les publics et les non-publics et constitue une piste de réflexion intéressante, et un levier de diversification des publics, en ce que cela permet de cerner des accès différentiels et des expériences plurielles d’un même lieu, et qui se construisent autrement que sur le modèle « classique » de la visite d’exposition.

Ce constat est ressorti pour les deux autres terrains, le musée d’histoire au cœur d’un centre commercial à Belsunce et l’Opéra dans le quartier du même nom.

 

2/ L’Opéra et ses publics de proximité

Cette enquête issue d’une commande de la ville de Marseille avait pour principal enjeu de connaitre les publics, de saisir et analyser leur morphologie, mais aussi d’identifier ceux étant peu présents ou absents. L’étude s’est déroulée sur deux lieux situés dans deux quartiers limitrophes : l’Odéon sur la Canebière, entre Réformés-Canebière et Noailles et l’Opéra de Marseille à proximité du Vieux-Port. L’Opéra est implanté dans un quartier dense en commerces et restaurants, très passant, on y observe trois tendances d’occupation de l’espace : shopping, pause déjeuner, et déambulations touristiques. On note toutefois que le manque de mobilier public et de zones ombragées restreint la liberté spatiale, et laisse peu d’opportunité de se poser^[2], par ailleurs les frontières sociales entre les quartiers de Noailles et Belsunce sont visibles.

Sur la base d’une soixantaine d’heures de terrain à l’occasion de diverses représentations (opéras, concerts symphoniques, musique contemporaine ; opérettes, théâtre de boulevard, etc.), et des conversations exploratoires avec les publics lors de ces représentations, des catégories de micropublics ont été identifiées. Les conversations avec des commerçants à proximité de l’Opéra, autant sur leur usage de l’Opéra que celui de leurs clients, ont relevé que les commerçants étaient plutôt des non-publics, contrairement à une partie de leur clientèle. Un questionnaire a également été diffusé pour mieux cerner les caractéristiques sociodémographiques des publics de proximité. L’enquête a ainsi permis de dresser des profils types et des micropublics proches et éloignés, et que l’on peut décliner par genre de représentation. La représentation visuelle qui suit montre cette diversité, on retient parmi les micropublics fidèles et attachés les passeur.ses, les héritiers ou encore les contemporanivores, et parmi les publics éloignés, les étudiants, les commerçants, les 28-35 ans.

3/ Un musée dans un centre commercial : questionner les émotions

Le Centre Bourse est un centre commercial du centre-ville construit sur l’ancien port antique et situé aux pieds des tours Labourdettes. Ces tours, sur lesquelles l’opinion des Marseillais demeure mitigée, offrent une vue panoramique sur la ville, la mer et le toit du Centre Bourse. Le Cours Belsunce abrite une diversité de petits commerces ainsi que la bibliothèque municipale à vocation régionale, l’Alcazar. C’est dans cet environnement que le musée d’histoire prend place. Sa position est particulièrement originale, d’une part, car les musées installés dans des centres commerciaux sont rares, d’autre part, car les perceptions du lieu se partagent entre celles qui mettent en avant son rôle d’acteur culturel dynamique au cœur de la ville, tissant des partenariats avec les divers acteurs sociaux et artistiques, et celles qui font état d’un lieu mal identifié et peu visible pour les passants, clients du centre commercial, et mal connu des commerçants qui sont pourtant des voisins de proximité. De nombreuses questions sont traitées dans l’étude que nous avons conduite, nous présentons ici quelques résultats.

Un musée, de l’indifférence à l’attachement

L’enquête montre, par exemple, la persistance de formes de réception « traditionnelles » des publics classiques, fidèles et attachés à l’institution qu’ils connaissent et reconnaissent depuis de nombreuses années, voire depuis l’enfance ; l’existence d’un public expert composé des chercheurs en sciences humaines et sociales pour qui le musée est un terrain, un objet de recherche, un espace de socialisation professionnelle. Face à eux, ceux qui ne visitent pas le musée, des non-publics (pour toute une série de raisons que ce billet ne permet pas de détailler, mais qui sont les mêmes que pour les lieux culturels en général[3]) et ceux qui ne le visitent qu’une fois dans leur vie (souvent dans un cadre spécifique, scolaire par exemple, à l’occasion d’un grand événement comme Marseille Provence 2013, capitale européenne de la culture ou d’une exposition qui les implique, qui leur a été recommandée). Nos analyses montrent aussi toute la diversité du rapport au lieu. C’est un lieu qualifié de réconfortant : les participants évoquent un attachement émotionnel profond envers le musée. : « Je viens ici pour ne pas entendre le bruit de l’extérieur, ici je me détends, je m’isole, je plonge dans une autre dimension de paix et de tranquillité. Regarder ces choses, c’est faire un voyage dans la grandeur du passé, j’oublie le reste ». Pour d’autres il a été l’occasion d’une visite impactante : la visite au musée est une affirmation de leur histoire et de leur identité locale : « C’est notre histoire, voici Marseille, tu vois ? Et je suis fier de cela. » Ces retours montrent une connexion plus profonde avec le patrimoine, renforçant l’idée du musée en tant que gardien de la mémoire collective. Certains adoptent une posture « conservatrice » et sont en résistance voire en opposition face aux changements proposés par exemple à l’occasion de propositions en lien avec la création contemporaine : « Eh bien, ce n’est pas ce que je recherche lorsque je viens ici (…) je ne pense pas que ce soit l’endroit approprié, enfin… je ne sais pas vraiment… ». D’autres évoquent comme un problème cette co-présence d’une zone commerciale et d’un lieu muséal : « Il faudrait condamner les portes d’accès depuis le centre commercial, nous n’avons rien à partager avec eux ». À ces rapports contrastés s’ajoute une méconnaissance de l’existence même du musée. Nos investigations au sein des magasins et échanges avec les travailleurs et commerçants en témoignent, entre ceux qui nous ont indiqué ne pas savoir qu’il y avait un musée dans le Centre bourse, ceux qui faisaient référence au parc (le jardin des vestiges), ceux qui en ont entendu parler pour la première fois à l’occasion des dégradations lors d’émeutes de 2023, etc. Le musée d’histoire a aussi ses non-publics de proximité.

 

Conclusion : une approche par micropublics, plutôt que par « non-publics »

Les pratiques et les usages des trois quartiers étudiés, les rapports aux lieux culturels observés, ont ainsi permis de montrer la co-présence de micropublics caractérisés autant par différentes formes de proximité et d’attachement que différentes formes d’éloignement et de méconnaissance. Cette catégorisation qui met en avant une diversité de micropublics sur chaque terrain et pour chaque structure, et qui tient compte de leur environnement social et spatial, engage à sortir d’une approche qui distingue les publics et non-publics, avec d’un côté ceux qui les fréquentent et de l’autre ceux qui ne les fréquentent pas, permettant de nuancer l’approche. La faible participation, les rapports contrastés des publics de proximité dans la vie sociale des trois structures mettent au jour d’autres relations, d’autres expériences et usages plus souples, différenciés.

Ces trois études se croisent sur une logique commune axée sur l’observation de l’accès différentiel et des expériences plurielles, par la prise en compte « des voisins » des lieux (habitants, commerçants, passants, etc.) comme autant de publics possibles. Connaitre leurs attentes, leurs représentations, leurs pratiques (ou non-pratiques) dans ces lieux et ces quartiers sont de bons indicateurs pour travailler à la mise en œuvre de préconisations pour développer et diversifier la fréquentation. Ces trois études mettent ainsi en évidence la nécessité d’approches qualitatives et territorialisées pour aborder les publics comme de véritables acteurs de la construction de leurs pratiques culturelles à l’échelle de leur vie sociale, urbaine et quotidienne.

Par Elisa Ullauri Lloré, Sylvia Girel et Zohar Cherbit

 

^[1] Pendant quatre ans, le Frac a disposé d’un espace de restauration, « l’Arrosoir », qui a fermé ses portes en février 2023.

^[2] C’est ici une différence marquante avec des quartiers comme celui du front de mer, autour du J4 (MuCEM).

[3] Sur la question de non-publics voir : https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2005-01-0111-008 ainsi que les travaux de Cosmina Ghebaur  https://shs.hal.science/search/index?q=authFullName_t:cosmina%20ghebaur

 

 

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