Les dynamiques sociales, culturelles et territoriales du journal de rue Un autre Monde

Retour d’enquête – Journal de rue Un autre Monde

« Le journal me tient à cœur, je suis un peu un fondateur,
je suis tellement impliqué dedans que c’est aussi mon projet ».
Nath, colporteur de presse au journal Un autre Monde

L’aspect social des projets culturels est souvent mis en avant par les structures qui portent ces initiatives comme un atout majeur, mais aussi en réponse à des objectifs partagés dans les politiques européennes et dans les différents cadres nationaux, mais il est rarement étudié dans ses effets réels. L’Observatoire des publics et des pratiques de la culture a lancé en avril 2024 une enquête d’impact social sur le journal de rue marseillais Un autre Monde. Elle a pour but d’analyser les effets sociaux, les pratiques culturelles et les dynamiques socioculturelles qu’ouvre ce projet expérimental, à la fois pour les colporteurs.rices de vente, mais aussi plus largement à l’échelle du territoire marseillais.

Une enquête d’impact social et culturel

Cet article témoigne de certains des résultats d’analyses menées dans le cadre de cette enquête, selon trois approches. La première concerne la recherche bibliographique dans le but d’avoir un regard académique sur le sujet (création des premiers journaux de rues, expériences dans le monde)[1]. La deuxième relève d’observations de terrain qui rendent compte du fonctionnement du journal (temps de ventes, rendez-vous, colporteurs.rices, encadrement des bénévoles, événements, etc.). La troisième porte sur un premier volet d’entretiens sur la vie des colporteurs.rices dans et en dehors du cadre du journal qui a permis une première analyse des trajectoires personnelles, de la vie quotidienne et des pratiques culturelles.

Les journaux de rues

L’immersion au sein de ce journal m’a tout d’abord permis de découvrir l’univers de la presse de rue[2] qui m’était jusqu’alors inconnu. Le contexte socio-économique tendu qui apparaît dans le monde, à la fin des années 70 jusqu’aux années 90, a été propice à la création des premiers journaux de rue en faveur des plus démunis. Cette nouvelle presse s’est développée et multipliée aux quatre coins du monde à travers des formes diverses et variées. Bien que le journal marseillais Un autre Monde s’insère dans la catégorie de la presse de rue, il détonne de ses prédécesseurs par son contenu culturel et par sa ligne éditoriale artistique. Il permet l’ouverture de ce milieu aux personnes en situation de grande précarité pour qui, parfois, la vente du journal se présente comme l’une des rares sources de revenus possibles en même temps qu’elle s’inscrit dans le cadre d’une pratique culturelle à part entière.

Un autre Monde, un projet à l’interface des sphères sociales et culturelles

C’est dans le but de lutter contre le sans-abrisme et l’exclusion sociale qui touche la ville de Marseille, que le journal Un autre Monde a été créé en 2020 par Françoise Beauguion, au sein du collectif de photographes VOST. Le projet prend forme pendant le confinement et en côtoyant des associations luttant contre la marginalisation, comme La Cloche sud, au sein de Coco Velten, un tiers lieu qui a fermé ses portes en décembre 2023.

Il est vendu par des personnes en situation de grande précarité au statut de colporteurs et colportrices de presse, qui bénéficient par le biais de la vente du journal d’une part des recettes – sur 3,50 euros, 3 euros reviennent au vendeur.se. L’association lutte contre l’isolement qui touche les personnes marginalisées et se veut avant tout fédératrice de liens sociaux via l’appartenance à un groupe et à un projet collectif. C’est pourquoi, les colporteurs.rices peuvent participer pleinement à la vie du journal s’ils et elles le souhaitent, au moyen de photos, dessins, articles, témoignages, etc. Par conséquent, colporteurs.rices, auteurs.rices, illustrateurs.rices, photographes, amateurs et chercheur.e.s constituent l’équipe rédactionnelle et sont invités à réfléchir sur un thème précis en proposant des formes d’expressions diverses et variées. Il est important de préciser que l’équipe rédactionnelle est constituée non seulement d’une équipe mouvante liée à des propositions spontanées, mais aussi d’une équipe fixe qui participe à tous les numéros. Leurs réalisations – sans rémunération – donnent lieu à la création et à la parution d’un numéro tous les trois mois. En plus du support papier, le journal invite ses publics à approfondir le thème des journaux au sein de la radio Un autre Monde.

Le journal est principalement vendu lors d’événements artistiques et culturels marseillais. D’une part, il y a les temps de vente individuels où chacun est libre de vendre le journal à sa manière. Lors des entretiens réalisés dans le cadre de l’enquête, un des colporteurs définissait cette action comme de la vente à la « volante », désignant le fait d’aller à la rencontre de personnes, sans organisation précise, afin de vendre le journal. D’autre part, on retrouve les temps de vente collectifs durant des événements culturels à Marseille. Ils sont organisés au nom du journal avec la présence d’une personne de l’équipe (coordinatrice, bénévoles…). Ces temps de vente permettent à la fois d’apporter de la visibilité à l’association, mais aussi de faire participer les colporteurs.rices à certains événements culturels et artistiques (spectacles, pièces de théâtre, festivals, concerts, conférences…).

Un contenu réflexif et artistique

Depuis sa création, Un autre Monde a édité 8 journaux de 35 pages et 6 hors-séries. Toutes les illustrations des pages de couverture sont réalisées par des artistes indépendants, pour beaucoup, connus mondialement, originaires d’Italie, de Palestine, d’Équateur…, qui accordent le droit d’utilisation de leurs œuvres, ou créent spécialement une illustration pour le numéro. Chaque page de couverture est tirée en affiche et vendue sur les tables de colporteurs durant les temps de vente à prix libre. Les journaux sont écrits, de manière aléatoire, en plusieurs langues : français, arabe, anglais, ukrainien, persan, etc. Marseille étant une ville cosmopolite, il paraissait nécessaire que le journal soit accessible au plus grand nombre.

L’inscription du projet dans le territoire : par ses dynamiques culturelles

Au fur et à mesure du temps, l’association a su développer et multiplier les liens avec des structures à la fois artistiques et culturelles, mais aussi sociales et solidaires.

L’association est présente lors de nombreux festivals qui proposent des programmations littéraires, musicales, plastiques, festives… Parmi eux, on retrouve entre autres le festival Oh ! ma parole, le Festival de Marseille ou encore la Biennale des écritures du réel. Ces événements se déroulent dans des lieux différents sur le territoire et à des moments spécifiques de l’année, et la synchronisation de la vente avec cet agenda culturel composite provoque des dynamiques de rencontre avec des publics hétérogènes et aux pratiques culturelles diverses.

Le journal est aussi présent de façon plus récurrente dans d’autres lieux culturels partenaires, présentés sur la carte ci-dessous. Dans cette catégorie, on retrouve des lieux de vente habituels à certains colporteurs.rices, comme La Friche la Belle de Mai, la Mûrisserie, le marché des Aygalades à la Cité des arts de la rue, ou encore le Lica.

Quelle suite pour l’enquête ?

L’article présenté ici se concentre principalement sur la présentation du journal Un autre Monde et son implantation dans le territoire. En effet, la première phase de l’enquête vise avant tout à rendre compte du fonctionnement du journal et à réaliser des entretiens avec les colporteurs et colportrices. D’autres dynamiques seront mises en lumière par la suite, notamment en ce qui concerne les liens que les colporteurs et colportrices développent avec les lieux, les acteurs et actrices, les institutions et les situations qu’ils investissent. Il s’agit ainsi de mieux comprendre la fabrication collective de ce projet multipartenarial et intersectoriel, et dont les effets individuels ou collectifs s’observent à travers plusieurs prismes, comme celui de la socialisation, à l’instar de ce que Yassine a pu nous confier : « Ma situation a changé un peu. Avant que je sois en situation régulière, je fréquentais que les gens de la rue, c’est normal. Après voilà, maintenant je fréquente les gens du théâtre, des acteurs ».

Par Juliette Thiaudière
Étudiante en BUT Villes et territoires durables, IUT Aix-Marseille Université

 

[1] Pour ceux et celles qui souhaiteraient approfondir la question, voici quelques titres issus de la bibliographie consultée : Catherine Basinski (2007) « Pauvreté au travail : l’emploi, un rempart pour préserver sa place et sa dignité ? » Pensée plurielle 16 (3) : 85‑99. | Aurélien Carotenuto-Garot (2021) « Les visages du sans-abrisme en France : la modélisation de la carrière de sans-domicile comme substitut de la catégorisation actuelle. » Écrire le social 3 (1) : 3‑18 | Julien Damon (2021) « Sans domicile fixe (SDF) et sans-abri. Qui sont-ils ? Combien sont-ils ? » Population & Avenir 751 (1) : 17‑19

[2] En tant qu’organisations, les journaux de rue sont des entités indépendantes : des organisations à but non lucratif ou des entreprises sociales qui réinvestissent leurs bénéfices dans des services pour soutenir les personnes dans le besoin. […] Les journaux de rue sont également des médias indépendants, qui traitent des questions de justice sociale et offrent une plate-forme unique pour des perspectives alternatives et des voix non entendues, remettant en question les perceptions du public sur la pauvreté et l’injustice sociale dans le monde. Définition issue du site du Réseau international des Journaux de Rue, What is a street paper ?

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